Pouvoir & Neurosciences


‘’ Pouvoir et neurosciences : 
Quand l’exercice du pouvoir façonne notre cerveau ‘’


Différentes élections se sont déroulées au mois de juin en Belgique, en France et en Europe.

Lorsqu'une personne accède à une position de prestige, qu'il s'agisse de politiciens, de managers ou de dirigeants, leur comportement peut changer de manière notable.

Sans en faire une généralité, et lorsqu'on examine ce phénomène de plus près, il est fascinant de voir à quel point une promotion, une reconnaissance publique ou un peu de pouvoir peuvent transformer une personne et altérer sa relation aux autres.

Alors, le pouvoir change-t-​il le cerveau ?


Exercice du pouvoir, neurones miroirs et empathie

L’empathie est la faculté de se mettre à la place d’autrui, de le comprendre et de percevoir ce qu’il ressent. Il s’agit d’une qualité de plus en plus recherchée chez les leaders mais il semblerait que le pouvoir nous éloigne des autres, comme l’ont démontré différentes recherches.

Une première étude menée par des chercheurs en neurosciences indique une diminution des neurones miroirs liés à l’empathie chez les individus dotés de pouvoir. (1)

Les neurones miroirs sont une catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien lorsqu'un individu exécute une action que lorsqu'il observe un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action (d'où le terme miroir) ou même lorsqu'il imagine une telle action. En neurosciences cognitives, les neurones miroirs joueraient un rôle dans la cognition sociale, notamment dans l'apprentissage par imitation, mais aussi dans les processus affectifs, tels que l'empathie. Le professeur Ramachandran les appelle neurones empathiques.(2)

Une autre étude nous indique que l’exercice du pouvoir amène les individus concernés à être moins motivés à échanger avec les autres, ce qui contribue à expliquer également leur déficit d’empathie.(3)

Dacher Keltner, professeur de psychologie à l'Université de Californie à Berkeley, a étudié pendant de nombreuses années la façon dont le pouvoir est acquis, maintenu et perdu.

Comme le précise Erwan Deveze dans son ouvrage « Le pouvoir rend-il fou ? »(4), « les résultats des recherches de Dacher Keltner sont d’autant plus à prendre au sérieux qu’ils ont été confirmés par de nombreuses études sur le même sujet. Ainsi, selon Keltner, les personnes arrivant aux plus hautes sphères du pouvoir sont trois fois plus susceptibles d’interrompre leurs collègues, de faire plusieurs choses en même temps pendant les réunions, de ne pas écouter les autres, de hausser le ton ou de tenir des propos perçus par leurs subordonnés ou leurs collègues comme déplacés, voire offensants ».

Professeur de psychologie sociale de l’Université Grenoble Alpes, Laurent Bègue ajoute " Quiconque fait l’expérience du pouvoir se trouve dans un état d’esprit particulier qui peut favoriser des comportements plus autocentrés, moins civils et plus désinhibés" (5).

Pouvoir et dominance selon l’Approche Neurocognitive et Comportementale

Le docteur Jacques Fradin a développé l’Approche Neurocognitive et Comportementale. Il y aborde la notion de positionnement grégaire ou positionnement social primitif pour préciser si l’individu est dominant ou soumis dans un groupe.

Il décrit la dominance comme le fait de se sentir spontanément supérieur, générant un désir d’exercer un pouvoir arbitraire voire une perversion envers les plus faibles. (6)

L’individu dominant tendrait à se surestimer, à prendre des risques qu’il ne mesure pas toujours. Il serait responsable de comportements de type prédateur, destructeur, pervers, violent ou d’abus de pouvoir.

Ce positionnement grégaire dominant serait induit par l’activité d’une zone cérébrale profonde, l’amygdale limbique.

Une longue pratique du pouvoir, en l’absence de règles et de cadrages, stimulerait cette amygdale au détriment d’autres parties cérébrales et favoriserait des comportements de type dominant.

Il semblerait, d’après Jacques Fradin, que la distorsion de la réalité en fonction du positionnement grégaire s’exprime non seulement au niveau des représentations sociales, mais également au niveau de plusieurs processus cognitifs tels que l’attention, la mémoire, la prise de décision. (7)

Le paradoxe du pouvoir

Dacher Keltner a mis au jour un paradoxe pour le moins étonnant : les qualités qui permettent de gagner du pouvoir (gentillesse, ouverture, générosité) sont souvent celles qui se perdent une fois le pouvoir acquis. Les individus au pouvoir peuvent devenir plus égoïstes, moins empathiques et plus abusifs, ce qui conduit à la perte de leur influence (8).

Pouvoir et addiction

Si l'on prend en compte les critères du syndrome de dépendance décrits dans les manuels de psychiatrie, il serait facile d'être tenté de les appliquer, au moins en partie, au comportement des personnes détenant le pouvoir. En effet, les dépendances comportementales sont variées (comme la dépendance au sexe, à Internet, aux jeux, etc.) et reposent globalement sur les mêmes mécanismes psychologiques et biologiques que les dépendances aux substances psychotropes.

Le neuroscientifique Ian H. Robertson étudie les mécanismes psychologiques et biologiques du succès. Dans son ouvrage "The Winner Effect: The Science of Success and how to Use it" (9), il décrit comment les succès antérieurs augmentent les niveaux de testostérone et de dopamine, hormones associées à la confiance et à la motivation. Ces changements hormonaux peuvent améliorer la performance future, créant un cercle vertueux de succès pouvant mener à une certaine addiction au pouvoir.

Hubris ou le syndrome de la démesure

Dans un livre intitulé «The Hubris Syndrome: Bush, Blair and the Intoxication of Power», le médecin et ancien ministre des affaires étrangères David Owen évoque les maladies mentales qui ont touchés les chefs d'État, dont le pouvoir a complètement changé la personnalité. D’après D. Owen, l’expérience du pouvoir peut déclencher de graves troubles du comportement et perturber la capacité à prendre des décisions rationnelles.

Sebastian Dieguez, neuropsychologue, rajoute "en tant que syndrome, l’hubris se compose de différents symptômes (ou signes). D. Owen en dénombre 14 et selon lui, la présence simultanée de trois d’entre eux permet de poser le diagnostic. Parmi ces signes, une inclination narcissique à voir le monde comme une arène où exercer son pouvoir et rechercher la gloire, un souci disproportionné pour l’image et l’apparence, une confiance excessive en son propre jugement et un mépris pour les critiques et les conseils d’autrui."(10)

Même si le syndrome d’hubris n’est pas scientifiquement prouvé, il n’en reste pas moins intéressant. Des chercheurs se sont intéressés sur l’hubris de dirigeants d’entreprise dans le cadre de fusions-acquisitions décevantes. Ceux-ci ont montré d’une part que l’hubris de certains dirigeants amenait ceux-ci à surestimer le prix d’achat de certaines entreprises et que, d’autre part, l’hubris était souvent lié à une surexposition dans les média et à des succès antérieurs pouvant provoquer un sentiment de toute puissance. (11)

Quelles solutions à mettre en place en entreprise ?

Face à certains comportements toxiques dans l’entreprise comme la corruption, le harcèlement et l'abus de pouvoir, il s’agira de mettre en place des mesures pour prévenir ces dérives et veiller à ne pas encourager de manière implicite ce genre de comportements.

La loi de 2007 est par ailleurs précise à ce sujet :

il incombe à l’employeur de prendre des mesures ayant pour objet de prévenir toutes situations au travail qui créent une charge psychosociale, telles que le stress, le harcèlement moral ou sexuel.

L’employeur doit, avant que des incidents n’aient lieu, effectuer une analyse de risques avec le conseiller en prévention psychosociale et définir les facteurs susceptibles de favoriser le harcèlement et prendre les mesures de prévention qui s’imposent.

Il convient également de prendre des mesures de prévention spécifiques telles que :

-        Informer le personnel et attirer l’attention sur le harcèlement moral ;

-        Constituer et officialiser les canaux par lesquels on peut exprimer ses plaintes

-        Apprendre des méthodes et techniques pour gérer des conflits: résoudre des conflits d’une manière positive représente une plus-value pour l’entreprise en général et pour les collaborateurs en particulier.

Le travailleur qui s'estime victime de violence ou de harcèlement moral ou sexuel peut choisir parmi plusieurs voies d'action :

-        Faire appel aux services de la personne de confiance ou du conseiller en prévention de son entreprise.

-        Porter plainte auprès du Contrôle du bien-être au travail.

-        Intenter une procédure devant la juridiction compétente.

Au niveau individuel, pour les dirigeants d’entreprise, Lou Solomon, chroniqueuse de Harvard Business Review (12) propose une auto-évaluation de ses méthodes de management à travers quelques questions importantes à se poser afin de ne pas être victime du syndrome d’hubris :

-        Disposez-vous d’un réseau composé d’amis, de membres de votre famille et de collègues qui tiennent à vous, indépendamment de votre fonction, et qui vous aideront à garder les pieds sur terre ?

-        Avez-vous un spécialiste du coaching exécutif, un mentor ou une personne de confiance à qui parler ? Quels ont été leurs retours lorsque vous n’avez pas joint les actes à la parole ?

-        Exigez-vous certains privilèges ?

-        Vos décisions reflètent-elles vos valeurs profondes ?

-        Etes-vous fidèle à vous-même dans le cadre du travail, en famille et sous les projecteurs ?

-        Reconnaissez-vous vos erreurs ?

Enfin, il serait intéressant de promouvoir le développement d’une culture d'entreprise qui favoriserait la décentralisation et le partage du pouvoir où les décisions seraient de plus en plus collectives. Lorsque le pouvoir est partagé entre de nombreuses personnes au lieu d’être concentré dans les mains de quelques-unes, chaque individu est davantage responsable de ses actions et de ses décisions, ce qui, de facto, limitera les abus de pouvoirs.


[1] Hogeveen, J., Inzlicht, M., & Obhi, S. S. (2014). Power changes how the brain responds to others. Journal of Experimental Psychology: General, 143(2), 755–762

[2] Source : Wikipedia

[3] Kleef, G. A. V., & Keltner, D. (2008). Power, Distress, and Compassion Turning a Blind Eye to the Suffering of Others. Psychological Science, 19, 1315-1322.

[4] Le pouvoir rend-il fou ? Erwan Deveze, Editions Larousse, 2020

[5] https://theconversation.com/comment-lexperience-du-pouvoir-change-lindividu-184275

[6]  La thérapie neurocognitive et comportementale, Jacques Fradin, Camille Lefrançois, Editions de boeck, 2014

[7] Op.cit.

[8]  The Power Paradox: How We Gain And Lose Influence, Dacher Keltner, Penguin Group, 2016

[9] "The Winner Effect: The Science of Success and how to Use it”, Ian H. Robertson, Bloomsbury Publishing, 2013

[10] Le syndrome d’hubris, Sébastien Dieguez, Cerveau & Psycho n°34

[11] Explaining the Premiums Paid for Large Acquisitions: Evidence of CEO Hubris, Hayward, M. and Hambrick, D. Administrative Science Quarterly, 42, l03-127, 1997

[12] https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2019/02/24344-grimper-dans-la-hierarchie-fait-baisser-lempathie/

 



Benoit Ebrard

Training Advisor